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jeudi 3 février 2011

LA CORDE




                            J’avais pris l’habitude d’aller la voir presque chaque soir, en revenant de l’école, surtout les jours où il avait plu et que les chemins fumaient…Ce soir-là, en montant l’escalier de sa chambre, je remarquai l’odeur étouffante de la graisse chaude qui empestait le couloir. Cette odeur du dimanche, bien connue, mais à laquelle personne ne s’habituait.
En bas, les «grandes personnes », comme je continue à les appeler, fumaient, discutaient, et les femmes rangeaient au mieux le désordre de la table, alors que les enfants regardaient des images, heureuses d’échapper à l’odeur : pestilence, obstacle qui la séparait de nous, s’ajoutant à l’aspect vieille pomme jaunie
qu’avait pris son teint. Moi, solide, réprimant les haut-le-cœur, je gravissais alors les dernières marches, et l’allais voir, toujours attirée par ses contes hystériques et son air bon. Et pourtant ses yeux reflétaient  parfois un si étrange éclat qu’elle me faisait presque peur. Irrésistiblement attirée cependant, je m’asseyais auprès d’elle, et elle me racontait des choses inqualifiables, vraiment, sans doute tirées de son délire…
         Quand j’entrai dans la pièce ce soir-là, il pleuvait dehors, et, comme c’était l’hiver et qu’il faisait très noir au dehors, elle avait  allumé une  vieille petite lampe qui nous déplaisait profondément, parce que son pied de fer forgé tout noir nous semblait sale. Elle m’embrassa à peine, et nous nous assîmes, dans le crépuscule glacé, sans bruit. Mais presque aussitôt, elle ouvrit son armoire en cerisier et, parmi les robes noires, pendues à une tringle de fer,  j’aperçus,  intriguée, une corde. Elle se tourna vers moi, et me dit avec un sourire à peine esquissé, comme pour s’excuser, ses yeux ronds allumés d’une drôle de petite lumière :
 « Elle me permet de reprendre espoir, vois-tu. Quand je me sens toute seule, que j’ai de la peine, et que je pense très fort à tous mes amis, mes frères, mes sœurs, morts, je ne voudrais plus vivre. Je préférerais partir aussi. Alors j’ouvre la porte et je la regarde. Mais comme je n’en ai pas le courage, je referme la porte, et je me remets à travailler. »
Ainsi fit-elle, et la corde disparut. Ensuite, elle me raconta comme d’habitude des histoires que je croyais vraies et qu’elle avait inventées...
Il y a un an qu’elle est morte, et j’ai eu beaucoup de peine. Je croyais qu’elle était  morte comme les très vieilles personnes, parce que c’était l’heure. Hier j’ai su qu’elle s’était pendue…
Marion Lubreac


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